Le gouvernement sud-coréen a décidé de ne pas interjeter appel de la décision de la Singapore International Commercial Court ayant refusé d’annuler une sentence arbitrale rendue en faveur du fonds américain Mason Capital au titre du mécanisme ISDS prévu par l’ALE Corée–États‑Unis. Cette décision consacre le versement d’environ 86 milliards de wons à l’investisseur, sur fond de controverses persistantes autour de la fusion entre Samsung C&T et Cheil Industries.
Un contentieux emblématique de l’ISDS autour de la fusion Samsung C&T–Cheil
L’affaire trouve son origine dans la fusion, approuvée en juillet 2015, entre deux filiales du conglomérat Samsung : Samsung C&T Corp. et Cheil Industries Inc. La fusion, structurée sur la base d’un ratio de 0,35 action Cheil pour une action Samsung C&T, a été vivement critiquée par certains actionnaires minoritaires, qui y voyaient une sous‑évaluation manifeste de Samsung C&T et un instrument de consolidation du contrôle du groupe par l’héritier Lee Jae‑yong.
Le fonds américain Mason Capital, qui détenait environ 2,2 % du capital de Samsung C&T, s’est opposé à la transaction, estimant que l’intervention de l’État sud‑coréen – via la National Pension Service (NPS), actionnaire clé – avait faussé le vote en assemblée générale au détriment des investisseurs étrangers. Mason a chiffré son préjudice à près de 200 millions de dollars.
La procédure ISDS sous l’ALE Corée–États‑Unis
Arbitrage devant la Cour permanente d’arbitrage
En septembre 2018, Mason Capital et une entité liée ont engagé une procédure d’arbitrage investisseur–État (ISDS) contre la République de Corée, sur le fondement de l’accord de libre‑échange Corée–États‑Unis (KORUS FTA). Le siège de l’arbitrage a été fixé à Singapour et l’administration de la procédure confiée à la Cour permanente d’arbitrage (PCA) à La Haye.
Le 11 avril 2024, le tribunal arbitral a rendu une sentence partiellement favorable à Mason. Il a condamné la Corée du Sud à verser environ 32 millions de dollars (43,8 milliards de wons) à titre de dommages‑intérêts, soit environ 16 % du montant réclamé, assortis d’intérêts composés à 5 % l’an à compter de juillet 2015, ainsi qu’une part substantielle des frais de procédure et des honoraires d’avocats de l’investisseur.
Action en annulation devant la Singapore International Commercial Court
En juillet 2024, le gouvernement sud‑coréen a introduit devant la Singapore International Commercial Court (SICC) une action en annulation de la sentence, en invoquant plusieurs moyens de droit interne singapourien de l’arbitrage international (erreur de droit, excès de pouvoir, violation de l’ordre public, notamment). La SICC, juridiction spécialisée en contentieux commerciaux et arbitraux internationaux, exerce un contrôle limité sur les sentences, centré sur la régularité de la procédure et le respect des fondements légaux de l’arbitrage.
Le 20 mars 2025, la SICC a rejeté l’ensemble des moyens soulevés par la Corée du Sud et confirmé la sentence dans toutes ses dispositions essentielles. Elle a en outre accordé à Mason une part significative de ses frais dans la procédure d’annulation.
La décision de Séoul de renoncer à tout recours
Annonce du ministère de la Justice et montant dû
Le 18 avril 2025, le ministère de la Justice sud‑coréen a annoncé qu’il ne formerait pas de recours contre la décision de la SICC. En droit singapourien, un appel contre un jugement de la SICC en matière d’arbitrage international est strictement encadré et suppose, en pratique, de démontrer une erreur de droit manifeste. Après consultation de ses conseils et d’experts externes, le gouvernement a estimé que les chances de succès ne justifiaient pas les coûts supplémentaires et l’accroissement des intérêts moratoires.
En conséquence, Séoul s’est engagée à exécuter la sentence. Le montant total dû à Mason, incluant les intérêts de retard et certains frais, a été estimé par le ministère à environ 86 milliards de wons (environ 60 millions de dollars), sous réserve des variations de change et des retenues fiscales. Selon les autorités, il s’agit de la première fois que la Corée du Sud renonce à interjeter appel après avoir perdu un arbitrage ISDS intenté par un fonds de capital‑investissement étranger.
Paiement effectif et traitement fiscal
À la suite de cette décision, le gouvernement a procédé au règlement effectif de la créance de Mason. Fin juillet 2025, le ministère de la Justice a indiqué avoir versé 74,6 milliards de wons au fonds, après déduction d’une retenue à la source d’environ 15,8 milliards de wons. Le paiement solde l’obligation principale de la Corée au titre de la sentence, les discussions résiduelles portant essentiellement sur des aspects techniques (intérêts finaux, modalités de change, etc.).
Enjeux juridiques et politiques pour l’ISDS en Corée
Un dossier lié au scandale politico‑financier Park Geun‑hye
Le différend Mason s’inscrit dans le contexte plus large du scandale politico‑financier qui a conduit à la destitution et à la condamnation de l’ancienne présidente Park Geun‑hye, ainsi qu’à des poursuites pénales contre des dirigeants de Samsung. Les tribunaux arbitral et singapourien ont été amenés à apprécier l’influence exercée par l’exécutif sur la NPS, considérée comme un investisseur institutionnel clé, et l’impact de cette influence sur les droits des actionnaires étrangers.
Pour les praticiens du droit international économique, l’affaire illustre la capacité des mécanismes ISDS à appréhender des comportements étatiques liés à des affaires de corruption ou de capture réglementaire, tout en restant dans le cadre des standards classiques de protection des investissements (traitement juste et équitable, protection contre les mesures arbitraires ou discriminatoires).
Comparaison avec le contentieux Elliott et stratégie contentieuse de Séoul
La décision de ne pas poursuivre le contentieux dans l’affaire Mason contraste avec la stratégie adoptée par Séoul dans un autre arbitrage emblématique lié à la même fusion, introduit par le fonds Elliott Management. Dans ce dossier, la PCA avait condamné la Corée en 2023 à verser environ 100 millions de dollars à Elliott. Le gouvernement a choisi de contester la compétence du tribunal arbitral devant les juridictions anglaises, obtenant en juillet 2025 une décision favorable de la Cour d’appel de Londres renvoyant la question de compétence devant la High Court.
Cette divergence de stratégie s’explique par la nature des moyens disponibles : dans Mason, les marges de manœuvre pour une remise en cause de la sentence sur le terrain du droit singapourien de l’arbitrage apparaissaient limitées, alors que le dossier Elliott offrait, selon Séoul, un angle d’attaque plus substantiel sur la portée de l’ALE Corée–États‑Unis et la compétence du tribunal.
Perspectives pour les investisseurs et l’État hôte
Signal aux investisseurs étrangers
Pour les investisseurs, la confirmation de la sentence Mason par la SICC et son exécution volontaire par la Corée du Sud envoient un signal important quant à l’effectivité des protections offertes par les accords d’investissement et à la fiabilité de l’exécution des sentences arbitrales dans un État de droit avancé. Le recours à Singapour comme siège d’arbitrage et à la PCA comme institution administratrice renforce également l’attractivité de ces forums pour les litiges impliquant des États asiatiques.
Leçons pour la gouvernance publique coréenne
Pour la Corée du Sud, l’affaire met en lumière le coût budgétaire et réputationnel des interventions étatiques dans la gouvernance d’entreprises cotées lorsqu’elles sont perçues comme contraires aux intérêts des actionnaires minoritaires. Elle alimente le débat interne sur la réforme de la gouvernance de la NPS, la transparence des décisions d’investissement publiques et la gestion du risque contentieux international.
Au‑delà du cas Mason, ces développements invitent les États à intégrer plus systématiquement le risque ISDS dans la conception de leurs politiques industrielles et de leurs interventions dans le secteur privé, en particulier lorsque des investisseurs étrangers significatifs sont en cause.





